Tunis : les blindes dans la rue
Journal le Matin
Du 4/01/1984
Les « émeutes de la faim » se sont étendues hier à l’ensemble de la Tunisie, sans épargner la capitale. Le couvre-feu et l’état d’urgence ont été instaurés. Au moins vingt morts et des dizaines de blessés.
L’état d’urgence et le couvre-feu ont été instaurés hier sur l’ensemble du territoire tunisien, en raison des émeutes qui secouent le pays depuis le 29 décembre et qui se sont étendues à la ville de Tunis. Selon des sources officieuses, ces émeutes ont fait au moins vingt morts, et des dizaines de blessés. De très nombreuses arrestations ont été opérées. A Tunis, les forces de l’ordre ont fait usage de leurs armes hier après-midi sans que l’on sache si ces tirs visaient les manifestants ou s’il s’agissait de salves d’avertissement. L’armée a pris position aux points névralgiques de la capitale. Dans la ville de Gabès, où patrouillent également les chars, des tirs ont été entendus. A Sfax des heurts violents se sont produits entre manifestants et forces de l’ordre. Au Kef, près de la frontière algérienne, des supermarchés et des magasins ont été pillés et incendiés.
Mais c’est à Tunis que la situation restait hier soir la plus préoccupante. Les forces de police, renforcées par des unités de l’armée et des véhicules blindées, étaient engagées en début de soirée, en de multiples points de la capitale, contre des groupes de jeunes manifestants.
La désolation commence dès l’aéroport, étrangement calme en cette fin d’après-midi. Pas d’autobus, pas de taxi, et des voyageurs désemparés qui ne comprennent pas très bien – ou trop bien – ce que font les camions militaires bourrés de soldats en armes. Des hélicoptères décollent sans arrêt, et filent vers le centre de la capitale où l’on aperçoit les fumées noires des incendies. Pas de circulation, ou à peine. Seules quelques voitures, plutôt luxueuses, convergent vers l’aéroport, pour se mettre à l’abri d’éventuels incendiaires. Et, surtout, personne dans les rues, dans les quartiers qui entourent le centre.
Petit à petit, en se rapprochant des grandes avenues, Bourguiba ou de France, les traces des affrontements de la journée sont de plus en plus visibles. Voitures renversées, calcinées, graves, poteaux indicateurs déracinés, ébauchent des barricades encore fumants, çà et là, des vitres brisés derrière les rideaux de fer systématiquement baissés. De temps à autre, un petit groupe consterné contemple une carcasse noircie et tente sans grande conviction de ramasser le verre brisé.
Consternés parce que la voiture est celle d’un voisin, d’un ami, qui venait en général de l’acheter. Les émeutes choisissent des véhicules neufs. Consternés aussi parce que, finalement, les émeutiers, on les comprend «C’est vrai que ça n’est pas possible. Tout est trop cher maintenant». D’un geste, un vieil homme explique que le pain long comme son bras est passé de 90 à 170 milimes, de 1 franc à 2 francs environ. « Comment faire ? Moi, je suis trop vieux, mais si je pouvais, je casserais les vitrines du centre, moi aussi».
Il ne courrait sans doute plus assez vite pour suivre les jeunes gens qui ont provoqué toute la journée d’hier des troubles très graves dans la capitale tunisienne. Mobiles, par petits groupes, ce sont souvent des lycéens qui ont déclenché les premiers heurts hier matin, aux alentours de l’avenue Bourguiba, la plus grande avenue de Tunis. En jetant des pierres dans les vitrines et en renversant quelques voutures avant d’être refoulés vers les quartiers périphériques par la police, à coups de grenades lacrymogènes et de charges. De proche en proche, les émeutiers ont trouvé, sinon du renfort, du moins une certaine compréhension au sein de la population, en narguant les forces de l’ordre et en les affrontant. Des incidents sporadiques ont éclaté dans tous les quartiers de la capitale, notamment autour de l’université, et ce jusque dans les quartiers les plus démunis.
Il a fallu finalement que les policiers, débordés, souvent assez mal équipés – un simple casque, un bâton et de vieilles camionnettes Volkswagen – soient relayés par les militaires beaucoup plus sérieux, eux, mais nettement moins formés aux techniques de maintien de l’ordre. En fin de matinée, les premiers blindés ont fait leur apparition dans les rues de la capitale.
Dans le quartier proche des souks, vers 17 heures, ceux-ci n’ont pas encore réussi à ramener le calme. Devant la vitrine enflammée d’un épicier, assaillie par une foule en colère, là, les manifestants ne sont pas des gamins, mais des habitants du coin, on se passe de main en main quelques produits. Pillage. Un peu en retrait, deux hommes expliquent que la police se garde bien d’intervenir. « Ils ont peur, et puis ils doivent aussi un peu comprendre. Contre nous, ils ne peuvent rien faire. Mais d’ici un quart d’heure, l’armée va arriver et là, il vaudra mieux se sauver ». L’armée, elle est toute proche : trois chars AMX flambant neufs ronronnent doucement près de la porte Bab El Khadra, une des entrées du souk. Au-dessus des pillards, un hélicoptère vient de faire des reconnaissances. Les prudents commercent déjà à se disperser. Curieusement, autour des chars, on discute avec les équipages, sans passion. Les gamins, fascinés par les engins, arrachent quelques sourires aux soldats qui, pour l’instant, ne bougent pas. Etrange contraste : une gentille fraternisation et, à deux cents mètres, un pillage.
Maintenant, il fait nuit. Les militaires en tenue de combat, les véhicules blindés de transports de troupes, les cars patrouillent dans les rues du centre. A chaque carrefour, un petit groupe de policiers casqués. Au palais présidentiel, le vieil Habib Bourguiba – revenu en catastrophe de Monastir où il a donné le coup d’envoi aux festivités du cinquantième anniversaire de la formation du Parti socialiste destourien au pouvoir – surpris comme son entourage par l’ampleur des manifestations pourtant prévues puisque le dispositif militaire dans la capitale avait été renforcé dans la nuit de lundi à mardi, à la suite de quelques incidents, signe un décret instaurant l’état d’urgence et imposant le couvre-feu.
A Tunis, personne ne sait encore exactement ce qui se passe dans le Sud, à Sfax, à Gabès ou à Kasserine, le grand centre industriel à 250 km de Tunis. Les communications téléphoniques difficiles, voir coupées ; les routes partiellement bloquées, voire même totalement. L’armée, qui semblait avoir repris la situation en mains après les violents affrontements de la veille, a pourtant dû à nouveau faire usage de ses armes dans la journée d’hier.
Officiellement, à Tunis, les victimes de la journée d’hier n’étaient pas comptabilisées. Mais, hier soir, on parlait déjà d’une vingtaine de morts au total depuis le début des troubles, le 29 décembre.
« Je veux vous assurer affirme un membre du Cabinet du ministre de l’Information qui tient à garder l’anonymat, que les choses sont en fait beaucoup plus graves. Les événements violents. Aujourd’hui à Tunis, il y a eu des morts. Nous ne disposons pas encore de toutes les informations, mais j’ai peur d’un bilan terriblement lourd. L’armée à dû tirée à plusieurs reprises ». Écœuré, la mine défaite et la cravate dénouée, il avoue au bar d’un grand hôtel : « Les événements étaient inévitables. Le gouvernement a certes tenté de préparer la population en annonçant que les plus démunis obtiendraient des allocations ou des compensations. Mais il reste que pour les tunisiens, tout à coup, le prix du pain, de la semoule et de tous ses dérivés céréaliers a brusquement doublé. On ne joue pas impunément avec l’alimentation de base des gens, surtout dans un pays qui n’est pas bien riche. Je ne sais pas ce qui va se passer maintenant : l’état d’urgence, pour parer au plus pressé, puis un retour en arrière sans doute, qui risque de remettre en cause la démocratisation du pays. En plus, tous ces morts vont nous faire du tort. Nous étions devenus la vitrine du Maghreb et un énorme pôle d’attraction touristique. Je ne suis pas le seul à être inquiet ».
Sur l’avenue Bourguiba, quasiment déserte, un vieux monsieur, en costume élimé, son cheiche vissé de travers sur un crâne dégarni, avance en titubant, en faisant crisser le verre brisé. D’une geste désespéré, il retourne ses poches et montre qu’elles sont vides. Il n’a pas encore compris que le couve-feu est instauré et il hurle aux policiers en faction à un carrefour : « Qui va me payer mon pain maintenant ? » Derrière lui, deux flics débonnaires, souriant tristement derrière leurs visières de plexiglas, lui tapent gentiment sur l’épaule. « Va-t-en maintenant, rentre chez toi. Nous aussi, c’est pareil pour le pain ».